Doté d’une grande culture et de multiples talents, Édouard de Pomiane est à la fois chercheur reconnu en physiologie, cuisinier amateur – exceptionnel selon le témoignage de ses contemporains, grand violoniste, qui se produit occasionnellement, artiste peintre qui expose dans les galeries parisiennes, sportif pratiquant la boxe et le vélo – pour combattre dit-on une tendance à l’embonpoint. Dans la tradition des grands humanistes, Pomiane parvient à réunir toutes les facettes de sa personnalité pour produire, dans une œuvre parfaitement originale, une synthèse de la science et de l’art qu’est la gastronomie, qu’il va théoriser sous le terme de « gastrotechnie ».
Sous son patronyme, Édouard Pozerski, il a mené une brillante carrière de scientifique. Titulaire de deux doctorats, l’un de médecine (1902), l’autre de sciences naturelles (1908), c’est à l’Institut Pasteur, où il entre en 1901 comme préparateur, avant d’être rapidement nommé chef du laboratoire de physiologie alimentaire, qu’il poursuit ses recherches sur la composition des aliments et la physiologie de la digestion. Ayant passé près de soixante ans dans la prestigieuse institution, il en deviendra même une mémoire vivante. Durant ces décennies, ses travaux qui portent principalement sur les ferments digestifs, les fonctions du pancréas, les sucs intestinaux, les enzymes protéolytiques et la papaïne, sont publiés dans des revues médicales de premier ordre, notamment dans les Annales de l’Institut Pasteur, dans le Bulletin de la Société scientifique d’hygiène alimentaire, mais aussi dans La Presse médicale. Auteur de plus d’une centaine de publications scientifiques, il a aussi prononcé plus de cinquante communications de haut niveau à l’Académie des sciences et à l’Académie de médecine. À tous ces titres, Pomiane deviendra un membre éminent de la Société de biologie mais aussi de la Société scientifique d’hygiène alimentaire (SSHA) au sein de laquelle il poursuit les collaborations entre médecins et cuisiniers initiées, dès sa fondation en 1904, dans l’objectif de développer des applications sociales aux recherches en sciences biologiques, hygiène et médecine.
Dans le même temps, son double, jovial et bonhomme amateur de bonne cuisine et de bons vins dont le coup de fourchette est réputé magistral, devient, sous le pseudonyme Édouard de Pomiane, une figure incontournable des milieux gastronomiques parisiens de l’entre-deux-guerres. S’il fut candidat malheureux à l’élection du « Prince des gastronomes », lancée en 1927 par la revue Le Bon Gîte et la Bonne Table, il devient, dès sa fondation en 1928 par Curnonsky, l’élu du concours, membre de l’Académie des gastronomes ; il sera aussi membre du Comité national de Gastronomie et de la Société des médecins gastronomes. Familièrement dénommé « docteur en cuisine », il occupe à l’Académie le cinquième fauteuil, dit de Louis Pasteur, qu’il sacre « gastronome » dans l’hommage qu’il lui rend en 1940. Pour justifier ce titre, il invoque avec la créativité et l’humour qui le caractérisent, non seulement la connaissance scientifique du vin sur laquelle le savant avait basé ses recherches mais encore le régime alimentaire qu’il observait lorsqu’il n’oubliait pas l’heure du repas : chocolat et croissant, tous les matins ; côtelette de mouton et pommes de terre frites (son plat préféré) ou en purée, tous les midis ; potage et œufs, tous les soirs, avant de se coucher tôt. Seules variations à cette régularité monotone : du saucisson chaud cuit avec des haricots rouges, tous les jeudis, et du poulet accompagné de vin d’Arbois, tous les dimanches. Pomiane conclut ainsi son plaidoyer : « On ne peut donc pas dire que Pasteur n’était pas gastronome puisqu’il préférait certains plats à d’autres (…) (et) puisqu’il adorait son vin d’Arbois ».
Comme auteur culinaire ou gastronomique, Pomiane a signé une vingtaine d’ouvrages. C’est au retour de la Première guerre, durant laquelle il fut médecin aide – major versé dans des formations sanitaires de l’avant, qu’il commence cette carrière de culinographe, pour reprendre ce terme cher à Curnonsky. La petite histoire, rapportée dans la notice nécrologique que lui consacre l’Institut Pasteur en 1964, évoque une entrée par mystification dans ce genre littéraire : chargé durant la guerre de faire vivre sa mère avec sa modeste solde de l’armée, Pomiane s’attachait à dépenser peu, et avait trouvé le moyen de se soustraire aux repas organisés par ses confrères en prétextant l’écriture d’un livre. Acculé à son affabulation et sommé de montrer son manuscrit, il se vit contraint d’écrire, en trois nuits, les premiers chapitres de ce qui deviendra Bien manger pour bien vivre. Ce premier ouvrage qui paraît en 1922 sera couronné par l’Académie Française. Son ami, Ali-Bab, pseudonyme de l’ingénieur des Mines Henri Babinski (1855-1931), auteur, en 1912, d’une Gastronomie pratique qui s’impose d’emblée comme un grand classique de la littérature culinaire, en signe, à sa demande, la préface. Ainsi, c’est Ali-Bab qui le « présente au public » et qui le fait adouber par les milieux gastronomiques de l’époque qu’il ne quittera plus. Aussi, est-ce à Ali-Bab qui lui apporta caution et légitimation, ainsi qu’à son frère, le neurologue Joseph Babinski (1857-1932), chef de service à l’Hôpital de la Pitié, qu’il reconnaît comme « le plus grand clinicien que la France ait possédé depuis Laënnec », que Pomiane dédicacera la plupart de ses livres de cuisine. Ses liens avec les frères Babinski, issus comme lui de l’immigration polonaise, renvoient à leur fréquentation commune de la fameuse École polonaise de Paris à laquelle il consacrera un ouvrage. Il y rappelle les valeurs de « l’âme des Émigrés polonais de 1830 » qu’elle s’est efforcée de transmettre à ses élèves, tant à travers la célébration du souvenir de l’insurrection contre l’occupant russe, qu’à travers l’exaltation du double patriotisme, français et polonais.
Ce premier écrit de vulgarisation scientifique qu’il dit n’avoir vocation à être ni un traité de physiologie, ni un livre de médecine, ni un recueil de recettes de cuisine, est présenté comme « un traité de gastronomie théorique ». Il y expose les premiers éléments de la synthèse qu’il élabore à partir des connaissances qu’il a
développées sur l’hygiène alimentaire, la science des aliments – leur composition, leurs qualités nutritives, leur digestibilité ; la cuisine – les transformations physico-chimiques que les aliments subissent au cours de leur préparation culinaire, l’influence des températures sur les bactéries, les saveurs et les textures ; l’art et la psychologie de l’art – le plaisir et le réconfort que la consommation du bon, du bien et du beau manger procure. Cette théorie naît des recherches de Pozerski en même temps qu’elle les alimente. Ce qui le conduit à inaugurer, lors d’une conférence donnée en 1924, une nouvelle science qu’il nomme « gastrotechnie », à laquelle réfèreront toutes ses publications ultérieures. Ce néologisme lui permet de désigner la part de la science (physique et chimie) dans l’art de la gastronomie, faisant de lui le précurseur de la gastronomie « moléculaire ». Pomiane demeure ainsi celui qui revisita la tradition du répertoire culinaire français à la lumière de la modernité de ses recherches, produisant des recueils de recettes originaux et inventifs, comme La Cuisine en dix minutes ou l’Adaptation au rythme moderne, La Cuisine en plein air, ou encore Radio-cuisine. Chroniques gastronomiques diffusées par T. S. F.
Par Julia Csergo, extrait de Vingt plats qui donnent la goutte.