Le bol de café chaud du matin, un petit noir sur zinc, la pause-café, un allongé, un serré, avec une goutte de lait, un cappuccino, un qawah bien noir, vous l’avez compris depuis près de cinq siècles, il est entré dans notre quotidien et n’est pas près d’en sortir. Sa consommation, relativement récente dans l’histoire de l’humanité, laisse supposer qu’il ne fit l’objet d’aucun débat religieux ni d’aucune prohibition d’autant que, si l’on en croit les légendes, sa diffusion doit beaucoup à des confréries religieuses. Et pourtant, il déchaîna les passions et souleva autant d’enthousiasme que de rejet dans les corps religieux.
LE CAFÉ, LES MOINES ET LES SOUFIS
Qui donc perçut les vertus tonifiantes et énergétiques des petites baies rouges qui avaient affolé les chèvres d’un jeune pâtre, au point qu’après en avoir brouté, elles passaient leurs nuits à gambader ? Moines et soufis s’attribuent la trouvaille. Selon une légende ce sont les moines du monastère de Chehodet (Yémen) qui établirent une relation entre l’état euphorique des chèvres et les fruits du boun. Ils firent une décoction et s’aperçurent que le breuvage obtenu leur permettait de rester éveillés aux offices de nuit. Dans une seconde version c’est un membre de la confrérie soufie shadhiliyya qui eut l’occasion de goûter lors d’un séjour en Abyssinie une boisson à l’effet tonifiant. Il la ramena au Yémen où les soufis en firent leur boisson favorite. Au contraire des moines chrétiens qui vivent reclus, les membres des confréries soufies ont une activité profane dans la journée pour subvenir au besoin de leur famille et se réunissent le soir pour leurs cérémonies dont le dhikr. Ces deux légendes, outre qu’elles soulèvent la question de l’origine du caféier Yémen ou Abyssinie, nous indiquent que l’islam comme le christianisme vont mettre leur grain de… café pour débattre de la nocivité du délicieux nectar non sur le plan gustatif mais moral.
L’INCIDENT DE LA MECQUE
Les soufis, comme les autres musulmans accomplissent le pèlerinage à La Mecque. C’est par leur biais que le café y devint rapidement connu et consommé. Selon al-Jaziri, “Il n’est une cérémonie de dhikr ou un mouled où le café ne soit bu dans l’enceinte de la Sainte Mosquée”. Le nectar inspire des odes (qasida) à des poètes soufis et un nouveau terme (marqaha) exprime l’euphorie particulière qu’il procure. La boisson déborde rapidement des cercles religieux et de nombreux débits de café s’ouvrent et deviennent le centre de la vie sociale. En 1511, le pacha mamelouk de la ville Kha’ir Beg al Mi’mar qui a aussi la fonction de muhtasib (chargé de veiller à la moralité publique) convoque les oulémas (autorités religieuses) pour interdire le qahwah dans la ville sainte. Les docteurs de la loi appliquent dans un premier temps le principe d’al-ibaha al-asliya qui autorise la consommation de tout produit végétal tant que sa nocivité n’a pas été prouvée. Le pacha mamelouk convoque alors devant l’assemblée deux médecins qui démontrent que le café est toxique car il modifie la personnalité et ôte le discernement. Les médecins qui connaissent aussi la loi religieuse soutiennent que dans certains cas le principe d’al-hibaha al-asliya ne peut être appliqué selon le verset “et ne vous jetez pas par vos propres mains dans la destruction.” L’argument convainc les oulémas qui se rallient aux deux médecins Nur al Din Ahmad al Kazaruni et à Ala al Din et considèrent que comme le vin, le café entre dans la catégorie des produits prohibés. Kha’ir Beg s’empresse d’interdire la vente et la consommation du café dans la cité sainte. Il ordonne que les stocks de café sont brûlés sur la place publique. Selon al-Jaziri, les oulémas ne rendirent pas un jugement honnête car ils craignaient de déplaire au représentant des mamelouks, connu pour son fanatisme et sa rigidité. Fier de son succès, le pacha envoie au Caire les décisions des autorités religieuses. Contre toute attente, le zèle de Kha’ir Beg fut désapprouvé par le sultan qui s’étonna qu’il condamnât un produit largement consommé dans la capitale qui comptait autant de fuqaha que La Mecque, capable de décider ce qui est licite pour les musulmans. Un an plus tard, Kha’ir Beg fut démis de ses fonctions. Les débits de café reprennent leurs activités.
La polémique sembla oubliée jusqu’en 1 525 où un faqî réputé Mohamed ibn al-Araq fait à nouveau fermer les établissements et tavernes où le café est servi. Il reconnaît que la consommation de café n’est pas illicite en soi mais argumente que la présence de femmes, qui plus est non voilées, dans les débits de boisson est une atteinte à la morale et contraire aux lois de l’islam. Il meurt un an plus tard et à nouveau les cafés sont ouverts. Le dernier incident a lieu en 1544, lorsque des pèlerins venus de Damas annonce que le sultan ottoman a lancé un interdit sur le café. La prohibition non confirmée par la Sublime Porte sera de courte durée.
LE CAIRE
Présent à la mosquée el Azhar dès le début du XVIe siècle par le biais des Yéménites, le café connaît un vif succès. C’est pourtant de ce même complexe théologique qu’une fatwa sera lancée en 1 524 par un prêcheur, mais elle restera lettre morte. Quelques années plus tard, ses fils essaient à leur tour d’interdire le nectar et de violentes émeutes organisées par des religieux rigoristes secouent la ville. Mais le café est bien trop ancré dans les mœurs et les orthodoxes perdent leur dernière bataille contre le café.
ISTANBUL
Au milieu du XVIe siècle, deux Syriens ouvrent le premier café d’Istanbul, le succès est immédiat, moins d’un demi-siècle plus tard, la ville compte trois cents cahvehanes où l’on peut déguster très sucré le puissant et parfumé breuvage. Ces lieux de convivialité, de rencontre et de plaisir ne sont pas du goût des religieux qui les perçoivent comme des lieux de perdition qui incitent les fidèles à déserter la mosquée aux heures de prière. Les oulémas parviennent à influencer le sultan Amurat III (qui règne de 1574 à 1595) qui fait fermer tous les établissements n’autorisant que la vente du café en grains dès lors qu’elle ne se déroule pas dans un lieu public. Un des arguments des religieux est que le café est grillé sur du charbon et que celui-ci ne fait pas partie de la nourriture humaine. On ne peut dans ce cas invoquer la jurisprudence qui dit que ce qui n’est pas prohibé par la charia est autorisé. Le bannissement sera de courte durée, le café était entré dans les mœurs et des impératifs économiques incitent le sultan à revenir sur sa décision.
L’ÉGLISE
Tournés vers l’Orient, habiles marins et redoutables commerçants les Vénitiens furent les premiers à introduire le café dans la botte italienne. Vendu dans un premier temps par les apothicaires, le café enchanta rapidement palais et papilles vénitiens mais subit aussi les foudres de certains ecclésiastiques qui voyaient en lui, “le vin des musulmans et la boisson du Diable”. Demande est faite au Pape d’en interdire la consommation. La légende rapporte que Clément VIII voulut d’abord goûter le café et, agréablement surpris répondit : “le café est un breuvage bien trop agréable pour être l’œuvre de Satan, il serait dommage de le laisser aux Infidèles”. Si le café fut diffusé à partir du Yémen, le caféier y fut introduit par les commerçants arabes qui ont entretenu des relations avec l’Abyssinie depuis la haute antiquité. Il ne semble pas qu’avant le XVIe siècle, une boisson à base de baies rouges y ait été consommée. À partir de 1530, le café devient d’usage courant au sud du Harar et c’est peu de temps après que l’Église éthiopienne l’interdit. Le tabac et le qat sont prohibés à la même période ; pour les autorités religieuses leur diffusion et consommation sont liées à l’islam. Ce n’est qu’au milieu du XIXe siècle que l’Église revient sur sa décision certainement sous l’influence du roi Menelik II qui était un grand amateur du nectar. Aujourd’hui, l’Église de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours (Mormons) prohibe la caféine et autorise donc le breuvage décaféiné mais la plupart de ses membres s’en abstiennent comme ils s’abstiennent de thé. Curieusement la consommation de caféine dans les boissons froides comme le coca-cola est autorisée.
par Monique Zetlaoui