Bonjour,
Vous le savez sans doute, se déroule en ce moment, à Glasgow, la COP 26. C’est l’occasion pour moi d’évoquer le rôle que peut – et que doit – jouer l’agriculture dans la lutte contre le réchauffement climatique. J’ai consacré un long article dans le dernier numéro de Ceres à la captation du carbone par l’agriculture. Comme le sujet est d’importance et que beaucoup crient à l’inaction des gouvernements tout en ne proposant eux-mêmes aucune solution – à chacun son blablabla… 😂 – voici donc cet article dans son intégralité. Il est long mais il faut parfois prendre du temps pour comprendre les différents paramètres d’un problème.
Dérèglement climatique : la clé des sols
Le dérèglement climatique devient chaque jour plus présent et plus dévastateur. Pourtant il existe une solution qui, en stockant du carbone dans les sols agricoles, permettrait d’en diminuer l’impact. En voici les clés pour en comprendre les enjeux.
Il n’aura échappé à personne que le climat se réchauffe – l’année 2020 a été l’année la plus chaude depuis 150 ans selon Jean Jouzel, climatologue et ancien membre du GIEC – et que nous ne sommes qu’au début d’en constater et d’en subir les conséquences. Les émissions de gaz à effet de serre (GES) dues aux activités humaines en sont les principales responsables. Le GIEC (Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat) a établi que pour maintenir la hausse des températures en deçà de 1,5 °C par rapport à la période pré- industrielle, il est nécessaire d’atteindre la neutralité carbone à l’échelle du globe en 2050.
Les conséquences risquent d’être terribles si on ne fait rien
En effet, si les températures venaient à augmenter au-delà de 1,5 °C, les conséquences seraient terribles. L’impact du réchauffement climatique a déjà pour effet la stagnation des rendements en céréales à paille depuis quelques années. Le GIEC évoque une baisse de rendement des cultures de 1 à 2 % par décennie. Ceci est à mettre en relation avec l’augmentation de la population mondiale et la baisse de la surface agricole.
Ainsi « La SAU/hab (Surface Agricole Utile par habitant) passera de 0,45 ha/hab en 1950 à 0,13 ha/hab en 2050 soit une division par 3. La surface ne varie pas (la déforestation compensant l’urbanisation des terres agricoles), mais la population augmente » précise de son côté l’agronome Konrad Schreiber.
La baisse des rendements en céréales est due notamment aux fortes pluies de l’automne qui compliquent l’enracinement des blés et aux fortes chaleurs printanières qui perturbent le remplissage des grains. Si l’année 2021 fait exception, en trente ans, les moissons ont été avancées d’une dizaine de jours environ en France.
Dans une récente vidéo, Jean-Marc Jancovici, ingénieur spécialiste des stratégies bas carbone et de l’adaptation au changement climatique explique que « le réchauffement climatique a pour conséquence une variation des précipitations qui baissent près de la Méditerranée mais augmentent dans la moitié nord de la France. » À cela il faut également ajouter l’aggravation de l’érosion des sols due aux fortes pluies.
Augmentation de la population, diminution de la surface agricole et baisse des rendements, on peine encore aujourd’hui à en mesurer la gravité, pourtant, à partir de 2,5 à 3 °C d’augmentation des températures, le GIEC prévoit une insécurité alimentaire devenant généralisée et irréversible sur Terre.
Si on ne peut pas réduire le réchauffement climatique, on peut encore en réduire l’impact. D’ici à 2050, les émissions de gaz à effet de serre doivent donc être divisées par 3 dans le monde et par 5 en France pour rester sous la barre des 2 °C d’augmentation.
L’une des solutions est juste sous nos pieds
On estime que le « secteur terre » (soit l’agriculture et la forêt) est responsable de 24 % de ces émissions au niveau mondial :
– 11 % sont imputés à l’agriculture (principalement la fertilisation azotée (N2O2), l’élevage et les rizières (CH4) ;
– 10 % proviennent du changement d’usage des terres (déforestation et urbanisation (CO2)) ;
– 3 % de feux de forêts ou de tourbières.
L’agriculture, émettrice de GES mais stockeuse de CO2
En France, les émissions annuelles de GES de l’agriculture représentent (chiffres 2012) 18,1 % des émissions totales du pays soit 89,7 MtCO2eq/an (millions de tonnes d’équivalent CO2) principalement sous forme de CH4 (méthane lié à l’élevage) et de N2O (protoxyde d’azote lié à la fertilisation). En ajoutant les émissions liées à la consommation d’énergie fossile (tracteurs, serres) le total agricole monte à 20 % des GES.
Cependant, si l’on tient compte à la fois du stockage du carbone dans les forêts et les prairies ainsi que du relargage du carbone stocké dû aux mises en culture et à l’artification des sols, le bilan de l’agriculture est réduit de moitié pour ne représenter que 10 % des émissions des GES en France. D’autre part, il convient de noter que ces émissions ont baissé de 11,4 % depuis 1990.
En France, les sols agricoles représentent 51 % du territoire (36 % pour les sols cultivés – 18,02 Mha) et les sols boisés 31 %. Les sols artificialisés représentent eux 9 % du territoire mais augmentent environ de 70 000 ha/an.
L’initiative 4 ‰
Mais au fait, qu’est-ce que le carbone ? « Il renferme un véritable paradoxe » explique Konrad Schreiber. « Il est à la fois rare dans le sol et trop présent dans l’air. » C’est pourtant un atout pour le développement des plantes car c’est le moteur de la photosynthèse.
La quantité de carbone présente dans l’atmosphère augmente chaque année de 4,3 billions de tonnes. Les sols mondiaux contiennent 1500 billions de tonnes de carbone présentes sous forme de matière organique. Une augmentation théorique annuelle de 0,4 % (4 pour 1000) de carbone dans les sols mondiaux serait donc plus importante que l’augmentation annuelle du carbone dans l’atmosphère.
Maintenant il s’agit de passer de la théorie à la pratique et de voir comment il est possible de stocker du carbone dans les sols.
Quelles pratiques mettre en œuvre pour stocker le carbone ?
Aujourd’hui, il faut admettre que la mise en place du principe du 4 pour mille lancé en 2015 tarde encore à se concrétiser dans les champs. Cela sans doute parce que le changement de pratique est compliqué et parfois coûteux pour les agriculteurs et que ce nouveau service (le stockage du carbone) pourrait leur être rémunéré. Pour cela il faudrait pouvoir le mesurer précisément et régulièrement, ce qui n’est pas encore possible. En Autriche, des solutions ont pourtant démarré, ce qui semble indiquer qu’une décision politique est nécessaire pour cela.
Cinq grandes actions sont nécessaires pour augmenter la captation du carbone dans les sols :
– La réduction du travail du sol. Les études de l’INRAE concluent à un stockage additionnel dans les 30 premiers centimètres du sol mais pas au-delà (ce qui semble logique puisque le labour intervient sur les 30 premiers centimètres…) Le semis direct permettrait un stockage additionnel de 60 kg C par hectare et par an.
– La couverture permanente des sols avec l’implantation de davantage de couverts végétaux dans les systèmes de culture. Cette solution qui possède le plus de potentiel de stockage est intimement liée à la première, à savoir l’abandon du labour.
Là, les experts se divisent – souvent pour des raisons idéologiques – mais la pratique prouve que labour et couverts végétaux ne peuvent cohabiter dans un même système agricole. L’extension de cultures intermédiaires permettrait un stockage additionnel de 126 kg C par hectare et par an.
– L’accroissement de la part des prairies temporaires dans la rotation des cultures permettrait un stockage additionnel de 114 kg C par hectare et par an.
– L’apport de nouvelles ressources organiques (compost et matière organique) permettrait un stockage additionnel de 61 kg C par hectare et par an.
– Le développement de l’agroforesterie et des haies. Très efficace pour stocker du carbone, la plantation de haies ou d’arbres au sein de leur culture est malheureusement la technique la plus onéreuse à mettre en place pour les agriculteurs et s’il est aujourd’hui parfaitement documenté que la présence des haies et des arbres favorise la biodiversité, la plantation de haies et d’arbres n’augmente pas le pouvoir d’achat de l’agriculteur déjà fortement dévalorisé. L’agroforesterie intraparcellaire permettrait un stockage additionnel de 207 kg C par hectare et par an et la plantation de haies un stockage additionnel de 17 kg C par hectare et par an.
Au total la mise en œuvre de toutes ces techniques permettrait un stockage additionnel de 4 960 kg C par hectare et par an en Grandes Cultures. Grandes Cultures qui représentent 86 % du potentiel de stockage total. Cela équivaut à une augmentation de 5,2 % du stockage du carbone.
Mais la mise en œuvre de ces différentes techniques a un coût qui se répercute sur le coût de stockage du carbone que l’INRAE a chiffré. Ainsi, avec l’extension des cultures intermédiaires, le coût de stockage de la tonne de carbone est de 307 €; 210 € pour le semis direct. Ce coût monte à 570 € la tonne pour l’agroforesterie et 4380 € pour les haies… Des expériences de financement par les entreprises cherchant à compenser leurs émissions de GES ont débuté. Mais elles restent encore trop peu nombreuses.
On le voit, l’initiative 4 ‰ qui vise à augmenter de 0,4 % la quantité de carbone stocké dans les sols est une formidable solution qui ne demande qu’à être soutenue financièrement et surtout elle nécessite une véritable ambition nationale qui ne pourra venir qu’une fois que le débat se recentrera sur les solutions véritablement efficaces plutôt qu’idéologiquement populistes.
L’agriculture est aujourd’hui la seule et unique « industrie » capable à la fois de produire un bien indispensable à l’homme en plus grande quantité tout en stockant du carbone et en réduisant ainsi les effets négatifs des GES.
Comment calculer le carbone stocké en équivalent CO2 ?
Il faut utiliser la masse atomique du carbone (12) et de l’oxygène (16) pour obtenir le coefficient de conversion.
12 g de carbone correspondent à 44 g de CO2.
1 tonne de carbone correspond à 44/12 = 3,67 tonnes de CO2.
Augmenter de 1 % l’humus sur un hectare permet de stocker environ 20 tonnes de carbone soit 70 t de CO2 (et 2 t d’azote).
En effet, pour conserver le carbone dans le sol il faut lui associer de l’azote. Cet azote ne peut venir sous forme minérale (il devrait alors être produit à base de pétrole et on perdrait tout intérêt au stockage du carbone).
En revanche, les légumineuses permettent d’apporter de 30 à 150 kg d’azote dans le sol par hectare. Les bactéries du sol et les pluies apportent également quelques dizaines de kilos d’azote par an et par hectare. Cependant, une source d’azote extérieure reste nécessaire. Il faut alors recourir au compost, fumier ou lisier.
Les émissions de gaz à effet de serre d’un hectare de blé tendre
Les céréales représentent 52 % de la surface cultivée (soit 9,4 Mha), les prairies artificielles et temporaires 17 % (3,313 Mha) et les autres cultures 32 %. L’assolement des céréales se répartit en :
– blé tendre 53,2 %
– orge 20,7 %
– maïs 16 %
– autres : 10,1 %
Voyons maintenant ce que consomme, capte et stocke en moyenne un hectare de blé. Ces chiffres sont bien évidemment variables d’une région à une autre, d’un mode cultural à un autre et d’une exploitation à une autre. Mais cela donne une idée.Si l’on prend en compte le carburant nécessaire au travail du sol, au semis et à la récolte, ainsi que la fertilisation azotée et les produits phytosanitaires, Arvalis – Institut du végétal estime qu’un hectare de blé tendre d’hiver émet 3 429 kg CO2/an pour une production de 75 à 80 quintaux. 1 ha de blé ou de maïs capte 4 à 8 fois plus de CO2 qu’il n’en est émis pour le produire. Attention cependant, capter n’est pas stocker. 1 ha de blé produit 15 tonnes de biomasse (7,5 t de grains (la nourriture) + 7,5 t de paille et racine). 1 ha de maïs produit 20 tonnes de biomasse (10 t de grains + 10 t de paille et racine). Les pailles se décomposent dans le sol en humus. 1,1 à 1,5 t d’humus représente 450 à 600 kg de carbone soit l’équivalent de 1650 à 2200 kg de CO2 par hectare.
Aller au-delà des idées reçues
Le combat contre le réchauffement climatique sert souvent de prétexte à mettre en avant les idéologies des uns ou des autres. On entend ainsi qu’il faut, pour combattre le réchauffement climatique, combattre l’agriculture dite intensive.Il faut cependant bien comprendre que c’est au contraire l’intensification des cultures qui favorisera au maximum la captation du carbone. En effet, c’est la photosynthèse qui capte le carbone de l’air. Davantage de végétaux égale donc davantage de photosynthèse, et davantage de production égale davantage de matière organique produite et donc de carbone stocké.D’autre part, un système cultural dont les rendements sont divisés par deux nécessite pour nourrir la même population une surface deux fois plus grande. Surface qui ne peut être prise que sur la forêt, l’un des principaux puits de carbone de la planète.Il importe donc de produire en abondance – pour que chacun ait à manger – et intelligemment, pour qu’à cette production alimentaire essentielle s’ajoute une maîtrise du réchauffement climatique tout aussi primordial.
Une recette
Cette recette est extraite du Grand dictionnaire de cuisine d’Alexandre Dumas dont je ne peux que vous conseiller la savoureuse et parfois très étonnante lecture.
Pieds d’éléphant
Prenez un ou plusieurs pieds de jeunes éléphants, enlevez la peau et les os après les avoir fait dégorger pendant quatre heures à l’eau tiède. Partagez-les ensuite en quatre morceaux dans la longueur et coupez-les en deux, faites-les blanchir dans de l’eau pendant un quart d’heure, passez-les ensuite à l’eau fraîche et égouttez-les dans une serviette. Ayez ensuite une braisière qui ferme bien hermétiquement ; placez au fond de cette braisière deux tranches de jambon de Bayonne, mettez dessus vos morceaux de pieds, puis quatre oignons, une tête d’ail, quelques aromates indiens, une demi-bouteille de madère et trois cuillerées de grand bouillon. Couvrez bien ensuite votre braisière et faites cuire à petit feu pendant dix heures ; faites passer la cuisson bien dégraissée à demi- glace en y ajoutant un verre de porto et 50 petits piments que vous aurez fait blanchir à grande eau et à grand feu pour les conserver très verts. Il est nécessaire que la sauce soit très relevée et de bon goût ; veillez surtout à ce dernier point. Les Indiens ne font pas tant de façons ; il est vrai qu’ils sont moins versés que nous dans les mystères de la haute cuisine ; aussi font-ils tout simplement cuire sous la cendre, après les avoir préalablement enveloppés dans des feuilles serrées avec des fibres de jonc. Ce qui ne les empêche pas, du reste, de s’en régaler.
Un exquis mot
La définition de cette semaine est extraite du Dictionnaire universel de cuisine pratique (1905) de Joseph Favre.
Allotriophagie
subst. masc.
Appétit désordonné qui porte à manger des substances non alimentaires. Cet état se manifeste chez les enfants, les adolescents et principalement les femmes enceintes chez lesquelles il est connu sous le nom d’envie. La maladie qui emporta Voltaire était doublée d’une allotriophagie.
Des nouvelles des petits fretins
Nous sommes très heureux du succès rencontré par l’Éloge du Service en salle de Valérie Vrinat et Jean-Marie Ancher. Succès immédiat puisque nous avons lancé une réimpression le jour même de sa parution. Côté nouveautés toujours, nous mettons la dernière touche au prochain numéro d’#Appert (le N°6) et nous vous préparons une petite surprise avec un coffret en tirage ultra limité à 99 exemplaires. On vous en dit plus par mail demain…
L’épisode de Radio Cuisine de vendredi dernier – podcast qui donne à réentendre les chroniques radiophoniques qu’Édouard de Pomiane présentait sur Radio Paris entre 1923 et 1929 – a été lu par Clémence Denavit (à qui l’on doit l’excellente émission Le goût du monde sur RFI tous les samedi) et parle de la valeur nutritive et gastronomique du poisson. Cette semaine, il sera question d’un cuissot de marcassin à la crème. Vive la chasse.
Et pour finir, une petite citation de George Bernard Shaw :
“L’homme raisonnable s’adapte au monde ; l’homme déraisonnable s’obstine à essayer d’adapter le monde à lui-même. Tout progrès dépend donc de l’homme déraisonnable.”
Et une deuxième pour la route :
“Ma spécialité est d’avoir raison quand les autres ont tort.”
Voilà, c’est tout pour cette fois.
À la revoyure !
Laurent, poisson sauvage chez Menu Fretin