Bonjour,
Pour cette année 2022, nous vous souhaitons autant d’euphorie à découvrir un nouveau mets que de plénitude à retrouver une saveur d’enfance ; autant de joie à festoyer avec vos amis que de fierté à vous asseoir à la même table que vos ennemis ; autant d’alacrité à nourrir vos proches que d’extase à boire leurs paroles ; autant de satisfaction à vous remplir la tête que de plaisir à vider vos assiettes…
Un début d’année électrique
Si les débats qui animent la campagne électorale évoquent de temps à autre l’origine de notre électricité, entre les partisans et les opposants au nucléaire, au charbon, à l’eau, au vent ou au soleil, le débat fait rage. Au delà de l’origine de cette énergie, il convient également de s’interroger sur ses usages et notamment sur ses usages pour notre alimentation.
Je voudrais partager avec vous deux exemples d’usages culinaires de l’électricité parmi les plus originaux. Le premier est cité par Alexandre Grimod de la Reynière dans la deuxième année (1805) de son Almanach des Gourmands. Il y est question de viande et de tendresse…
1. De l’électricité considérée dans ses rapports avec la cuisine
“Il n’est pas même besoin d’être gourmand, pour savoir combien la viande tendre est préférable à celle qui ne l’est pas. Rien ne contrarie plus l’appétit à table, qu’un morceau qui résiste à la dent, et ce n’est pas là que l’on veut rencontrer de la fermeté dans les chairs. Aussi la mortification de la viande a-t-elle été de tout temps l’une des premières études de tout cuisinier jaloux de sa gloire et de celle de son maître. Mais cette mortification dont il est si difficile de déterminer le degré précis et convenable, est presque toujours la suite d’une plus ou moins longue attente, que règle la saison, et surtout l’état de la température de l’atmosphère. Cependant il est des cas imprévus, mais qui se renouvellent souvent, surtout à la campagne, où l’on donnerait tout au monde pour mortifier en quelques minutes une volaille, que l’arrivée subite et inattendue de quelques convives fait passer incontinent de la basse-cour à la broche. On a bien tenté jusqu’ici quelques essais pour accélérer cette mortification qui n’est, comme on le sait, qu’un commencement de putréfaction. On a prétendu qu’on y parvenait en enterrant l’objet sous certains arbres, en lui faisant avaler du vinaigre, si c’est une volaille, en l’exposant au soleil, etc. etc. Impuissants palliatifs, dont la réussite est des plus incertaines ; recettes vulgaires, qui n’atteignent presque jamais le but qu’on s’était proposé ! Il était réservé à la physique de venir sur ce point au secours de notre sensualité. Jalouse des innombrables services que la chimie sa sœur a rendus et rend journellement encore à la cuisine, elle a voulu que les gourmands eussent aussi quelques grâces à lui rendre, et c’est elle qui nous a enseigné le grand art de manger toute espèce de volailles, de gibier, et même de viandes de boucheries, aussi tendres à l’instant de leur mort, que si elles avaient subi les longues épreuves du garde-manger. C’est au père de l’électricité, au célèbre docteur Franklin, que nous devons cette grande découverte. En observant les résultats de la foudre sur tous les corps qu’elle prive de la vie en les atteignant, il a pensé avec raison, que les mêmes effets devaient naître de l’électricité, qui n’est dans la plupart des expériences qu’elle nous présente, qu’une modification de la foudre elle-même. Il ne s’agissait donc plus que de trouver un moyen d’appliquer ces principes à notre objet. Il y est parvenu en décuplant, par le moyen de batteries savamment disposées, la force de l’électricité, et en la concentrant de manière à la faire agir sur un seul point avec une telle intensité, qu’elle pût priver à l’instant même de la vie les animaux les plus robustes. C’est ce qui a été exécuté avec un grand succès. Une batterie de soixante pieds de circonférence suffit pour tuer un bœuf en moins d’une seconde. Il en faut une infiniment moins forte pour tout le gibier, et une très ordinaire pour toute espèce de volatiles. Aussitôt que l’animal a été mis à mort de cette manière, il acquiert un degré de tendreté vraiment admirable.
Il faut même se hâter de le mettre tout de suite en œuvre et de le faire passer de la machine électrique à la broche ; car sa mortification deviendrait bientôt telle que l’amphitryon lui-même en aurait honte. On sent bien que cet effet est plus ou moins rapide selon la saison, selon l’espèce, et surtout la grosseur du sujet sur lequel on opère. Comme il semble être de la nature des Parisiens d’adopter toujours beaucoup plus tard que les autres peuples les découvertes vraiment utiles, ce procédé était connu et pratiqué en Amérique avant même qu’on y songeât à Paris. Il était réservé à M. Beyer, artiste recommandable par ses connaissances en physique, qui possède l’un des plus beaux cabinets d’électricité de Paris, et auquel on doit la construction des principaux paratonnerres de France, de se rendre propres, en quelque sorte, les découvertes du docteur Franklin, en faisant une application journalière et savante.
Il s’est acquis ainsi les droits les plus étendus à la reconnaissance des gourmands, et généralement de tous ceux qui sont sensibles au plaisir de manger la volaille et le gibier à son point, sans être obligés de l’attendre. La magnifique machine de M. Beyer pourrait tuer un éléphant ; un dindon n’est donc qu’un jeu pour elle ; et nous invitons tous ceux qui voudront opérer en un instant la mortification des habitants de leur basse-cour, à les lui porter en vie. En sa qualité de gourmand lui-même, il perçoit en nature son droit mortuaire : enfin il se charge de faire établir pour les amateurs des machines électriques disposées de manière à attendrir toute une basse-cour en un clin d’œil. Le même monsieur Beyer, auquel la physique et les arts doivent une foule de machines ingénieuses, a perfectionné les briquets phosphoriques, au point de les garantir pendant très longtemps de l’humidité, et de les faire durer pendant plusieurs années en bon état. C’est un meuble indispensable aux gourmands, qui, forcés quelquefois de se relever au milieu de la nuit, sont plus intéressés que personne à se procurer sur-le-champ de la lumière. On trouve aussi chez lui une espèce de poudre fulminante, qui n’offre aucune espèce de danger, et qu’il suffit de comprimer instantanément avec un seul coup de marteau pour reproduire une très forte explosion. C’est une artillerie innocente très propre à réjouir dans un nombreux festin. On voit que M. Beyer n’a rien négligé pour rendre la physique utile à la gourmandise, et la modestie extrême qui accompagne chez lui le talent, a laissé ignorer jusqu’à ce jour combien nous lui étions redevables. C’est une dette sacrée pour un gourmand que la reconnaissance ; nous nous empressons donc de l’acquitter au nom du corps, et il est assez naturel que l’auteur de leur almanach soit en cette occasion leur interprète. M. Beyer demeure rue de Clichy, n° 33, dans sa propre maison, l’une des plus curieuses de Paris à visiter pour un homme jaloux de s’instruire en s’amusant. Il en fait les honneurs, tous les dimanches matin, avec une politesse et une complaisance à laquelle on ne saurait donner trop d’éloges.”
2. La cuisine des jeunes ménages
Le deuxième exemple nous vient d’un article des Cahiers du Jardin des modes. Cette revue, publiée dans les années 1950-1960, est une telle source d’émerveillement que, je dois l’avouer, je m’y replonge régulièrement avec délectation. Aujourd’hui je vous propose de nous arrêter au numéro 157 de juin 1960. Et plus particulièrement à un article consacré aux recettes pour “jeune ménage”. Ce “jeune ménage” – qui est déjà apparu dans les N° 147 et 151 – est “gourmand de cuisine savoureuse et pourtant rapidement faite. Michèle, toujours à l’affût de nouveauté, a découvert des jus de légumes en bouteilles dont elle fait des potages délicieux. Elle veut profiter de sa terrasse et de son mari tout en faisant sa cuisine à l’électricité” est-il écrit en guise d’introduction à cet article. Sur la page de gauche, on voit donc Michèle utiliser son batteur électrique sur son balcon ensoleillé, devant son mari fumant une longue et étrange pipe. Si l’on prend la peine de regarder en détail la table en rotin sur laquelle Michèle cuisine, on s’aperçoit que cette dernière a bien du mérite, outre le fait de devoir cuisiner en plein soleil devant un mari passif. En effet, si l’un des pieds de la table est posé sur une cale, un autre est purement et simplement dans le vide. Ainsi Michèle risque-t-elle de renverser sa crème fouettée sur son balcon. Les “recettes électriques pour deux” sont ainsi pleines de danger, mais aussi de modernité, tel ce “poisson Honolulu” – de la daurade marinée au citron — ou ces “croquettes sans façon” dont voici la recette, au cas où certaines de nos lectrices souhaiteraient électriser leur mari. “Faites préparer chez votre boucher, devant vous, deux beefsteaks hachés. Ils ont un appareil qui permet d’obtenir une forme parfaite. Salez, poivrez. Battez l’œuf entier dans une assiette creuse. Enrobez la viande dans la farine, puis dans l’œuf battu et faites cuire à la poêle dans très peu d’huile. Servez les croquettes saupoudrées de persil et d’échalote, hachés”.
Une recette
Cette recette des œufs à la neige est extraite de L’Art de la cuisine au XIXe siècle d’Antonin Carême (le roi des cuisiniers et le cuisiniers des rois) paru en 1833.
Faites bouillir une pinte de bon lait dans un plat à glacer ; lorsqu’il entrera en ébullition ôtez-le du feu ; jetez dedans la moitié d’un bâton de vanille, et couvrez pendant que la vanille infusera ; cassez huit œufs, les jaunes à part ; fouettez les blancs comme pour meringues ; lorsqu’ils seront arrivés à ce point mêlez-y quatre onces de sucre en poudre, plus de sucre les rendrait moins légers ; ôtez la vanille du lait et remettez-le à bouillir ; broyez bien les blancs avec une cuillère à bouche ; moulez-les avec cette cuillère comme des meringues, et glissez-les par quatre dans le lait bouillant ; aussitôt que le lait montera retournez-les et égouttez-les presque aussitôt sur une serviette pliée en deux, et posez sur un plafond ; mettez-les refroidir, de cette manière les œufs ne s’aplatiront pas et conserveront la physionomie aérienne qui convient à cet entremets ; recommencez cette opération jusqu’à l’entier emploi des blancs ; pendant cette opération le lait aura dû réduire des deux tiers ; goûtez s’il est assez sucré ; ajoutez du sucre s’il y en manque ; liez avec les jaunes comme une crème anglaise ; passez à l’étamine pour refroidir en vannant souvent ; avant de servir groupez les œufs légèrement dans une jatte de cristal ou de porcelaine, et masquez de la crème à l’anglaise.
On peut également servir cet entremets chaud, soit au café, au marasquin, au rhum, à l’orange, au citron, etc.
Un exquis mot
La définition de cette semaine est extraite du Dictionnaire de la langue française (1873) d’Emile Littré.
Fourchette
subst. fém.
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Ustensile de table à trois ou quatre dents sont on se sert pour prendre les morceaux dans son assiette, pour découper les pièces, etc. Manger avec une fourchette.
“Le [faux] marquis fut arrêté à Bayonne chez Dudencourt, qui en prit tout à coup la résolution sur ce qu’il lui vit prendre des olives avec une fourchette” Saint-Simon.
On appelle souvent grande fourchette la fourchette à découper. Passez-moi la grande fourchette.
Déjeuner à la fourchette, manger de la viande en déjeunant.
Fig. et familièrement. C’est une bonne fourchette, c’est un homme qui dîne bien, qui sait bien dîner. On dit aussi dans le même sens : il a un joli coup de fourchette, il donne bien le coup de fourchette.
Jouer de la fourchette, manger activement.
La fourchette du père Adam, se dit par plaisanterie quand on prend avec les doigts ce qui se mange ordinairement avec une fourchette, de la viande, des fritures, de la salade.
Instrument de même forme que la fourchette de table mais plus long et plus gros, dont on se sert pour prendre les viandes. “Tout ce qu’il pouvait enlever avec la fourchette était pour le prêtre” (Bible).
Au hasard de la fourchette, se disait de ces établissements où l’on plongeait la fourchette dans le pot pour un sou, avec le droit de garder ce que l’on amenait ; et fig. dans le langage familier, sans choix, sans discernement.
Quelques anniversaires
En ce début d’année, nous souhaitons les anniversaires d’un certain nombre de nos auteurs. Ainsi, le 1er janvier nous fêtions le 215e anniversaire de Jules Gouffé (Le Livre de pâtisserie) et le 210e anniversaire d’Auguste Paillieux (Le Potager d’un curieux), demain le 14 janvier nous fêterons le 130e anniversaire de Gustave Desnoiresterres (Grimod de la Reynière et son groupe). Hier, le 12 janvier, c’était le 130e anniversaire de la mort de Marie-Antoine Carême (L’art de la cuisine française au XIXe siècle). Considéré comme le Raphaël de la cuisine, il fut le plus célèbre cuisinier de son temps. Il régala le futur roi d’Angleterre George IV, le tsar de Russie, l’empereur d’Autriche et Talleyrand qu’il accompagna au Congrès de Vienne. Théoricien, saucier, pâtissier, Carême doit être regardé comme le fondateur de la grande cuisine.
Enfin, le 26 janvier, ce sera le 158e anniversaire de la mort d’Édouard de Pomiane, dont vous pouvez écouter la relecture des chroniques dans notre podcast Radio Cuisine. Il y sera question de “Cuisine rapide” demain, et de “Haut de côtelette aux haricots” la semaine prochaine. Vous pouvez écouter les épisodes quand vous le voulez sur notre site ou sur vos plateformes préférées.
De notre côté, nous fêtons nos quinze ans. L’occasion de partager avec vous cette citation de Bernard Giraudeau qui dresse à la fois un constat de ce que nous sommes et un programme à venir…
“À quinze ans, on ne sait pas grand-chose, on gobe encore, mais la graine de révolte germe doucement.”
Voilà, c’est tout pour aujourd’hui.
À la revoyure !
Laurent, poisson gras chez Menu Fretin