« C’est quoi cette bouteille de lait ? », demandait un petit garçon à son père dans une publicité au siècle dernier (dans les années 1990). Ainsi va le lait, si présent dans nos vies qu’il finit parfois par devenir invisible. De la voie lactée à l’économie pastorale, le lait environne l’homme depuis la nuit des temps. Boisson et nourriture à la fois, c’est un aliment fragile, à la conservation délicate mais à l’imaginaire très riche. Imaginaire et mythologie que nous allons aborder ici car « il ne suffit pas qu’un aliment soit bon à manger, encore faut-il qu’il soit bon à penser », expliquait Claude Lévi-Strauss.
par Laurent Seminel
Étymologie du mot lait
D’après Le Robert[1], le mot lait est apparu en 1155 et serait issu du latin lacte, lactis « lait, suc laiteux des plantes ».
Le mot laitue en est d’ailleurs un dérivé. En grec, lait se dit gala, galaktos, ce qui donne le nom de galactique, relatif à la voie lactée : la galaxie.
Le lait est donc un « liquide blanc, opaque, riche en matières organiques et minérales, sécrété par les glandes mammaires des femelles des mammifères »[2].
Le mot lait a été féminisé en « laite » vers 1350 nous rapporte Le Robert, mais cet usage est resté confidentiel.
Toujours dans le domaine de l’étymologie, notons que le mot vaccin est issu d’une maladie de la vache – une sorte de variole qui touche les bovins – nommé vaccine.
Le lait, aliment primordial.
Premier aliment de l’homme à sa naissance, le lait est également le fondement de l’économie pastorale il y a environ 9 000 ans. L’élevage du mouton et de la chèvre précédant de plusieurs millénaires celui du bovin. Certains racontent même que ce serait la brebis qui serait venue domestiquer l’homme, incapable qu’elle était de vivre sans lui.
Le lait est à la fois produit fini, consommable en l’état et produit semi-fini capable d’engendrer de nombreux autres produits comme la crème, le beurre et les fromages.
« À la montée de lait commence l’amour maternel. »
André Gide
Le lait en Bretagne
La Bretagne et les pays celtiques consommaient beaucoup de lait car le climat frais ne les obligeait pas à le transformer en fromage. D’ailleurs, le mot « fourmaj » désignait en breton un pâté et les premiers fromages importés en Bretagne au début du XXe siècle étaient appelés « fromages de lait ».
« Comme l’ensemble des laitages, ainsi que la viande et les graisses animales, le lait n’était autorisé aux chrétiens que les jours gras ,» précise l’historien Bruno Laurioux [3]. Mais dès le règne de Saint-Louis, le « Privilège des Bretons » accorde à ces derniers le droit de consommer les laitages en carême (et toujours en carnage). Cette pratique fut généralisée ensuite au reste de la France. Ainsi, la Tour de Beurre à Rouen fut bâtie grâce aux sommes payés par les fidèles pour obtenir de l’Église le droit de consommer du beurre en carême.
Longtemps, la consommation de lait cru fut privilégiée par rapport à celle de lait cuit. Au XVIIIe siècle débute la coutume de consommer du café lait (cuit) au petit-déjeuner.
Mythologie
Les mythes associés au lait sont très nombreux et sont présents dans de nombreuses civilisations. Chez les Grecs, on raconte que Zeus se nourrit du lait de la chèvre Amalthée. Reconnaissant envers elle, il l’élève au rang de constellation – le capricorne – et transforme une de ses cornes en corne d’abondance. De son côté, le demi-dieu Héraclès, alors qu’il était enfant, fut nourri au sein par Héra – la sœur et femme de Zeus. Ne domptant pas sa force, il tira si fort que le lait gicla et se répandit en une grande traînée laiteuse dans le ciel qui devint la Voie lactée.
Romulus et Remus furent, eux, nourris par la « lupa », la louve et fondèrent Rome. À noter que le mot « lupa » désigne à la fois la louve et la prostituée et donnera en argot le mot de « lupanars ».
Le vin et le lait
Dans son chapitre des Mythologies [4] consacré au vin et au lait, Roland Barthes explique que le lait doit être envisagé mythiquement comme le contraire du vin.
« Dans la grande morphologie des substances, le lait est contraire au feu par toute sa densité moléculaire, par la nature crémeuse, et donc sopitive, de sa nappe ; le vin est mutilant, chirurgical, il transmute et accouche ; le lait est cosmétique, il lie, recouvre, restaure. De plus, sa pureté, associée à l’innocence enfantine, est un gage de force, d’une force non révulsive, non congestive, mais calme, blanche, lucide, tout égale au réel. »
Et de poursuivre : « Quelques films américains, où le héros, dur et pur, ne répugnait pas devant un verre de lait avant de sortir son colt justicier, ont préparé la formation de ce nouveau mythe parsifalien : aujourd’hui encore, il se boit parfois à Paris, dans des milieux de durs ou de gouapes, un étrange lait-grenadine, venu d’Amérique. Mais le lait reste une substance exotique ; c’est le vin qui est national ».
Auparavant il avait écrit « Le vin est senti par la nation française comme un bien qui lui est propre, au même titre que ses trois-cent-soixante espèces de fromages et sa culture. »
« Si le lait a le statut d’aliment universel pour les enfants, les fromages sont pour les adultes de puissants marqueurs identitaires, ils signent des cultures alimentaires », complète Jean-Pierre Poulain [5].
Les pères laitus
Le rapport entre l’eau et le lait est un phénomène mythologique très répandu. Entre les offrandes ou les implorations pour favoriser la pluie et la lactation des vaches jusqu’aux eaux galactophores, les pensées magiques associant lait et eau furent nombreuses en Europe durant des siècles. Les prières adressées aux “Madones de lait” devaient permettre de redonner du lait aux femmes ou aux troupeaux taris. On parle également de “sources laitières” qui redonnaient à qui en buvait l’eau, la lactation désirée et souvent nécessaire à la survie. Le lait, aliment fondamental, était ainsi entouré de rites et de magie.
Parfois, les croyances prennent des formes pour le moins inattendues. Ainsi, dans différents pays de l’Europe chrétienne sont apparus des saints allaitants. Saint Bérach, saint Findchua ou saint Mamante était des saints (seins ?) – androgynes et nourriciers – très populaires qui rendaient le pouvoir d’allaiter aux femmes ou aux troupeaux comme le raconte Piero Camporesi, professeur à l’Université de Bologne [6].
Ces “Pères Laitu” se retrouvent également dans les contes populaires. Dans le conte des frères Grimm, Le petit Poucet, recueilli par un géant, est nourri au sein par ce dernier. « Le Géant rentra chez lui avec le petit, qu’il nourrit à son sein, ce qui le fit grandir dès lors comme un fils de géant. » Cette croyance qui transmet à celui qui en boit le lait, les critères de celle (ou de celui) qui l’allaite est une constante qui perdura très longtemps. Le choix de la nourrice et les contraintes que lui imposaient ses employeurs sont à cet égard remarquables.
Le lait humain
« Le lait humain, seule nourriture produite par les êtres humains pour les êtres humains, n’est accessible nulle part » au contraire du lait des autres espèces animales, explique Mathilde Cohen dans un passionnant article sur le sujet [7].
Le nourrisson, l’enfant nourri au sein, témoigne du rapport particulier entretenu avec le lait humain. Au Moyen Âge, on lui prêtait des vertus médicinales voire magiques.
« Le lait humain crée des liens de parenté entre l’enfant nourri au même sein qui tombent sous le coup du tabou de l’inceste : on parle de frères et sœurs de lait », raconte également Mathilde Cohen. En effet, avant la mise en place de l’allaitement au biberon, les enfants étaient nourris au sein par des nourrices professionnelles. On parlait alors « d’allaitement mercenaire » [8].
Le sang blanc
Les liens entre le lait et le sang sont très ténus dans les mythologies populaires. La seule différence entre le lait et le sang résidant dans la couleur. Le lait étant du sang blanchi selon la théorie de la « déalbation ». De même, durant longtemps on considérait que l’enfant naissait à la suite de la solidification du sang comme le fromage à la suite du caillage du lait.
L’anthropologue Alain Testar [9] évoque également les liens mythiques entre le lait, le sang et même le sperme.
Notes
[1] Dictionnaire culturel de la langue française.
[2] Ibid.
[3] Mémoires Lactées, éditions Autrement.
[4] Mythologie, publié en 1957.
[5] Jean-Pierre Poulain, Sociologie de l’Alimentation, PUF.
[6] Manger Magique, éditions Autrement.
[7] Le lait humain est-il un aliment comme un autre ? Mathilde Cohen in Que Manger ?
[8] À propos des nourrices, il convient de réécouter l’émission On ne parle pas la bouche pleine ! qu’Alain Kruger leur a consacré en juillet 2015 sur France Culture.
[9] Des mythes et des croyances : esquisse d’une théorie générale, Maison des Sciences de l’Homme (1995)
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